5 migrants quittent la France pour l’Angleterre
« Ils ont eu beaucoup de chance. Leur mort était certaine », explique Bernard Barron, président et canotier de la station de Calais. « Ils », ce sont cinq migrants, sans doute iraniens. Dans la soirée du 6 février, ils s’embarquent pour l’Angleterre sur une coque de noix : un canot à moteur d’à peine 3 mètres. Tout juste convenable pour naviguer sur un plan d’eau abrité, exclu pour la traversée du détroit le plus encombré au monde. Surtout en pleine nuit quand menace un avis de grand frais avec des vents de 60 km/h. Coque blanche, pont d’un gentil bleu layette agrémenté d’un « poste avant » étriqué, ce « navire » est ridicule pour une telle navigation. Comme son moteur hors-bord de 5 ch.
Des conditions météorologiques difficiles
Cinq migrants ont choisi le Shnork pour fuir le continent depuis, diront-ils, une plage près de Dunkerque. Et mettre le cap sur l’Angleterre, les blanches falaises crayeuses du Kent, un avenir radieux. Après quelques heures d’une navigation incertaine avec cette embarcation fragile et surchargée, le moteur tombe en panne. Le vent monte, la mer se creuse. Le grand frais, dont ces hommes ne savaient rien, est là qui frappe. Désormais, seuls les éléments commandent. Des paquets de mer inondent l’embarcation où les cinq migrants, trempés, recroquevillés, claquent des dents : l’eau est à peine à 8 °C. Vent et courant poussent le Shnork vers le large.
Le « Shnork »Un migrant saute à l’eau et rejoint la terre ferme pour prévenir les secours
Dans leur dérive, ses passagers devinent la côte française dont les feux lentement défilent au-dessus des déferlantes écumantes. L’un des cinq saisit la gravité de la situation : tous sont condamnés à périr. Alors, perdu pour perdu, il se met à l’eau pour nager jusqu’à la côte encore proche, y mobiliser des secours. Arrivé transi sur la longue plage – 8 kilomètres – de sable, ne sentant plus ni ses mains ni ses pieds, il trouve encore la force, l’énergie du désespoir, pour marcher, obstiné, contre les bourrasques du vent maintenant à force 7 sur l’échelle de Beaufort. Il lui faut absolument du secours. Pour lui, pour ses amis.
À la première maison trouvée, il frappe à la porte. Il est 5 heures du matin tout juste passées, le 7 février. On sera long à lui ouvrir. À cette heure-ci, ailleurs ou dans le Calaisis avec ses « jungles » où s’entassent des milliers de migrants illégaux, personne n’ouvre facilement sa porte. Averti, le SAMU vient chercher l’étrange visiteur. Dans un sabir de farsi et d’anglais, le rescapé explique son odyssée, supplie pour que ses quatre compagnons du Shnork soient sauvés. Récit confus.
L’équipe du SAMU relaye vers le CROSS Gris-Nez qui aussitôt coordonne les secours. Tandis que des patrouilles de pompiers du SDIS 62 se déploient sur le cordon dunaire, un hélicoptère NH-90 Caïman décolle de la base aérienne belge de Coxyde. À son bord, tous les moyens pour des missions SAR – Search And Rescue, rechercher et secourir. Même de nuit dans des conditions météo difficiles. Plus tout le savoir-faire de sa flottille réputée : la 40e. Ses sauvetages par hélicoptères Seaking ont été le thème d’une série télé restée célèbre outre-Quiévrain.
Les Sauveteurs en Mer de Calais embarquent sur la SNS 077
Ce dispositif est vite complété par le canot tous temps de la station SNSM de Calais : la SNS 077 Notre-Dame-du-Risban. Armés par six canotiers, il appareille vers 5 h 40.
Où chercher le Shnork en péril ? Le seul indice fiable : Sangatte, d’où le premier rescapé a été conduit, en début d’hypothermie, vers l’hôpital de Calais. Et l’expérience locale : vu l’heure, les courants de marée, les conditions météo, c’est dans l’ouest, vers Wissant et le cap Blanc-Nez qu’il faut axer les opérations de secours. Frappé de sa cocarde noir, jaune, rouge, l’hélicoptère belge repère la coquille de noix dans le secteur estimé et passe la main à la SNS 077.
Sauvés par la lumière d’un téléphone portable
« Depuis une heure, complète Bernard, le »Notre-Dame-du-Risban" fait route sur une mer dure. À la barre, Jean Caron, patron suppléant. Aux lunettes de vision de nuit, Régis Holy, plongeur. La visibilité est faible sur une mer blanche d’écume avec des creux de 3 mètres. Une lumière semble danser sur une crête. Elle disparaît puis revient. C’est celle, comprendrons-nous plus tard, d’un téléphone portable qu’agite à bout de bras l’un des passagers du Shnork. Juste assez puissante pour focaliser l’attention de Régis. Visant ce point, il voit enfin dans ses lunettes la minuscule embarcation en perdition à 2 milles au large." Poussé par ses puissants moteurs, la SNS 077 rejoint, manœuvre, se place bord à bord par l’avant. Il est 7 heures et la nuit est toujours aussi noire quand, un par un, poursuit Bernard, « on extrait les quatre rescapés de leur barcasse inondée. Elle n’était plus qu’une baignoire d’eau glacée prête à sombrer. Oui, c’était juste. Vraiment juste ».
Un des malheureux est en hypothermie avancée, sa température corporelle tombée à 36 °C. Mal de mer, froid cruel, peur rétrospective d’être passés si près de la mort : tous sont choqués. « À peine en remorque, ajoute encore Bernard, leur embarcation est submergée par une lame. À quelques minutes près, tous passaient à l’eau. Pour s’y noyer. » Dans l’aube blafarde d’un nouveau jour, grelottants, lèvres encore bleues, ils sont déposés à Calais, pris en charge par le SAMU et par la PAF – la police de l’air et des frontières.
De plus en plus de migrants tentent la traversée vers l’Angleterre
Là pourrait s’arrêter cette histoire, sauf que… Ce n’est pas la première fois que la SNS 077 se porte au secours de migrants se risquant à la traversée du pas de Calais. Déjà, en mai 2014, ce canot récupérait un jeune Afghan en limite du chenal des ferries transmanche. Plein d’un rêve optimiste, il partait pour Douvres sur un radeau de fortune : une canne à pêche pour mât, un drap d’hôpital pour voile. Et zéro expérience maritime. D’autres bien sûr ont déjà tenté l’aventure sans que l’issue en soit connue. D’autres la tenteront. Toujours et encore. Parce qu’elle sera leur seul espoir d’une vie meilleure.
Désormais, barbelés et policiers rendent quasiment impossibles les évasions via les ferries ou le tunnel sous la Manche. La mer devient la seule option pour ces migrants qui s’entassent, en nombre croissant, dans les jungles de Sangatte (3 500 personnes environ avant le démantèlement partiel prévu théoriquement fin février) et de Dunkerque (1 700 autres). De jour et par beau temps, la tentative est irréalisable. Tout comme celle de l’Afghan, elle serait très vite repérée, signalée, enrayée. Trop d’yeux sont là. Ceux des quelques trois cent navires par jour empruntant le détroit par où transite le quart du commerce maritime mondial. Aux leurs s’ajoutent les yeux de la noria des ferries entre la côte anglaise et le continent (France, Belgique, Pays-Bas). Et de la pêche. Et de la plaisance. Et des sémaphores littoraux. Et des patrouilles terrestres de CRS ou de gendarmes.
C’est donc de nuit ou par temps de brume que les tentatives se multiplieront. Les autorités le savent et s’en inquiètent. Aux moyens de fortune – le Shnork en était un – s’ajoute déjà l’appétit des trafiquants pour ce nouveau marché. Tout récemment, deux passeurs bataves ont été rattrapés avec vingt-quatre passagers illégaux à leur bord. De même, un jeune marin dunkerquois dont l’affaire est à l’instruction à Lille. Aux commandes d’un gros semi-rigide immatriculé en Belgique, il a reconnu avoir effectué plusieurs traversées nocturnes. Ses comparses étaient des Vietnamiens et des Albanais engagés dans des réseaux de migration illégale. Des passeurs, pros de la traite humaine : la place était à 12 000 €.
Alors, la Manche fermée comme une huître ? Non, pas vraiment. Ouverte comme la Méditerranée en son centre et son orient ? Non plus, tant s’en faut. Mais pour combien de temps ? Après des milliers de kilomètres depuis la corne de l’Afrique, le subSahel ou le Moyen-Orient à feu et à sang, les trente derniers kilomètres du pas de Calais ne résisteront pas longtemps aux flux migratoires, à leur pression opiniâtre. Pas plus que le limes romain n’a tenu dans la durée. La SNS 077 appareillera donc encore pour des migrants. Son successeur aussi.
Un grand bravo aux équipages de Calais de la part de tous les bénévoles de la SNSM pour cette opération !
Nos bénévoles sont entraînés et équipés pour effectuer ce type de sauvetage.
Grâce à votre soutien, vous les aidez à être présents la prochaine fois !
Article de Patrick Moreau, paru dans le Magazine Sauvetage n° 135 (1er trimestre 2016)
Equipage SNS 077 Notre-Dame-du-Risban
Patrons : Charles Devos, Jean Caron
Canotiers : Bernard Barron (Président de la station), Matias Fournier
Navigateur : François Longuet
Plongeur : Régis Holy