L’eau est d’un noir d’encre. Seul un léger clapot interrompt par instants le silence de la nuit. Soudain, un faisceau de lumière fend l’obscurité. Il éclaire de plein fouet une embarcation pneumatique sombre de 10 mètres de long. Une dizaine de naufragés en détresse sont assis contre ses boudins mal gonflés. À la vue de la vedette SNS 209 Président JC Fortini de la station SNSM du Tréport, ils hurlent : « We have lost our friends ! » [« Nous avons perdu nos amis ! »] Les Sauveteurs en Mer venus les secourir tentent de les calmer. Ils comprennent rapidement que plusieurs de leurs compagnons sont tombés à l’eau et qu’ils les ont perdus de vue dans les ténèbres.
Le SNS 708 Quartier Maître Gilbert Vandenberghe, de la station voisine de Cayeux-sur-Mer, est là en renfort. Le semi-rigide, plus manœuvrable, s’enfonce dans la nuit à la recherche des disparus. Après quelques minutes, son équipage repère des formes sombres qui dépassent des flots. L’un des nageurs de bord, Antoine, se met à l’eau pour distribuer des gilets de sauvetage, tandis que l’embarcation s’éloigne en quête d’autres personnes à secourir.
Lorsque le bateau revient, après seulement quelques minutes, les naufragés se mettent à crier. À côté d’eux, le sauveteur en combinaison orange flotte, inanimé. « Il s’est noyé », disent-ils en anglais. Les sauveteurs, sidérés, mettent de longues secondes à réagir. Que s’est-il passé ? Plus tard, ils apprendront qu’ils n’auraient pas dû laisser Antoine seul. Les naufragés se sont agrippés à lui pour rester à la surface. Trop nombreux, ils l’ont coulé.
Pas le temps de s’apitoyer. Il y a encore une dizaine de personnes à sortir des eaux glacées de la Manche. Les sauveteurs font monter les victimes une à une dans leur semi-rigide, puis hissent à bord le corps inanimé de leur compagnon. De retour auprès du Président JC Fortini, ils transbordent leurs passagers sur la vedette, selon un ordre bien établi : d’abord les blessés, puis les bien portants. Et, finalement, les morts. « Antoine s’est noyé », annoncent-ils aux autres sauveteurs, interloqués. Le corps du jeune homme passe de main en main avant d’être déposé sur le pont arrière. Toujours dans le feu de l’action, les bénévoles retournent s’occuper de ceux qu’ils viennent de secourir. Priorité aux vivants. Il faut réchauffer, nourrir, rassurer.
Les naufragés se mettent à parler français, le mort revient à la vie
« C’est bon, on arrête là », coupe un sauveteur. Sur les embarcations, chacun abandonne sa tâche. Les naufragés se mettent à parler français, le mort revient à la vie. Le cauchemar n’était qu’une illusion. Cette formation d’un nouveau genre, baptisée Novimar pour « nombreuses victimes maritimes », se tenait pour la première fois dans le bassin de commerce du Tréport, début octobre. Une quarantaine de bénévoles étaient réunis pour s’entraîner au sauvetage de masse.
Les participants avaient pris conscience de la difficulté de ces interventions quelques heures plus tôt, lors d’une vidéo projetée dans une immense salle du casino, face à la mer. Les images sont impressionnantes et, cette fois, bien réelles : au cours d’un sauvetage au large de la Libye, en mer Méditerranée, des naufragés apeurés se jettent sur une embarcation de l’ONG Migrant Offshore Aid Station. Nombre d’entre eux tombent à l’eau, les sauveteurs sont dépassés. Bilan : sept morts et un bénévole dans un état critique. En mer, les erreurs coûtent cher.
La SNSM le sait mieux que quiconque. Elle a donc mis en œuvre cette formation en s’appuyant sur l’expérience des sauveteurs confrontés à ces situations. C’est le cas des stations du Nord et du Pas-de-Calais, qui portent régulièrement secours aux personnes tentant de traverser la Manche.