Formation : sauvetage en mer impliquant de nombreuses victimes

Comment réagir face à de nombreuses personnes à la mer ? Une quaran­taine de sauve­teurs étaient réunis début octobre au Tréport (Seine-Mari­time) pour suivre une forma­tion inédite. Nous avons parti­cipé à cet exer­cice en condi­tions réelles, où les sauve­teurs sont mis à rude épreuve. Récit.

Au premier plan, des sauveteurs jouent le rôle de naufragés sur un « longboat », pneumatique à fond souple utilisé par les migrants qui tentent  de traverser la Manche
Au premier plan, des sauveteurs jouent le rôle de naufragés sur un « longboat », pneumatique à fond souple utilisé par les migrants qui tentent de traverser la Manche © Ulterior Portus photos

L’eau est d’un noir d’encre. Seul un léger clapot inter­rompt par instants le silence de la nuit. Soudain, un fais­ceau de lumière fend l’obs­cu­rité. Il éclaire de plein fouet une embar­ca­tion pneu­ma­tique sombre de 10 mètres de long. Une dizaine de naufra­gés en détresse sont assis contre ses boudins mal gonflés. À la vue de la vedette SNS 209 Président JC Fortini de la station SNSM du Tréport, ils hurlent : « We have lost our friends ! » [« Nous avons perdu nos amis !  »] Les Sauve­teurs en Mer venus les secou­rir tentent de les calmer. Ils comprennent rapi­de­ment que plusieurs de leurs compa­gnons sont tombés à l’eau et qu’ils les ont perdus de vue dans les ténèbres.

Le SNS  708 Quar­tier  Maître  Gilbert  Vanden­ber­ghe, de la station voisine de Cayeux-sur-Mer, est là en renfort. Le semi-rigide, plus manœu­vrable, s’en­fonce dans la nuit à la recherche des dispa­rus. Après quelques minutes, son équi­page repère des formes sombres qui dépassent des flots. L’un des nageurs de bord, Antoine, se met à l’eau pour distri­buer des gilets de sauve­tage, tandis que l’em­bar­ca­tion s’éloigne en quête d’autres personnes à secou­rir. 

Lorsque le bateau revient, après seule­ment quelques minutes, les naufra­gés se mettent à crier. À côté d’eux, le sauve­teur en combi­nai­son orange flotte, inanimé. « Il s’est noyé », disent-ils en anglais. Les sauve­teurs, sidé­rés, mettent de longues secondes à réagir. Que s’est-il passé ? Plus tard, ils appren­dront qu’ils n’au­raient pas dû lais­ser Antoine seul. Les naufra­gés se sont agrip­pés à lui pour rester à la surface. Trop nombreux, ils l’ont coulé.

Pas le temps de s’api­toyer. Il y a encore une dizaine de personnes à sortir des eaux glacées de la Manche. Les sauve­teurs font monter les victimes une à une dans leur semi-rigide, puis hissent à bord le corps inanimé de leur compa­gnon. De retour auprès du Président JC Fortini, ils trans­bordent leurs passa­gers sur la vedette, selon un ordre bien établi : d’abord les bles­sés, puis les bien portants. Et, fina­le­ment, les morts. « Antoine s’est noyé », annoncent-ils aux autres sauve­teurs, inter­loqués. Le corps du jeune homme passe de main en main avant d’être déposé sur le pont arrière. Toujours dans le feu de l’ac­tion, les béné­voles retournent s’oc­cu­per de ceux qu’ils viennent de secou­rir. Prio­rité aux vivants. Il faut réchauf­fer, nour­rir, rassu­rer.

Les naufra­gés se mettent à parler français, le mort revient à la vie

« C’est bon, on arrête là », coupe un sauve­teur. Sur les embar­ca­tions, chacun aban­donne sa tâche. Les naufra­gés se mettent à parler français, le mort revient à la vie. Le cauche­mar n’était qu’une illu­sion. Cette forma­tion d’un nouveau genre, bapti­sée Novi­mar pour « nombreuses victimes mari­times », se tenait pour la première fois dans le bassin de commerce du Tréport, début octobre. Une quaran­taine de béné­voles étaient réunis pour s’en­traî­ner au sauve­tage de masse.

Les parti­ci­pants avaient pris conscience de la diffi­culté de ces inter­ven­tions quelques heures plus tôt, lors d’une vidéo proje­tée dans une immense salle du casino, face à la mer. Les images sont impres­sion­nantes et, cette fois, bien réelles : au cours d’un sauve­tage au large de la Libye, en mer Médi­ter­ra­née, des naufra­gés apeu­rés se jettent sur une embar­ca­tion de l’ONG Migrant Offshore Aid Station. Nombre d’entre eux tombent à l’eau, les sauve­teurs sont dépas­sés. Bilan : sept morts et un béné­vole dans un état critique. En mer, les erreurs coûtent cher.

La SNSM le sait mieux que quiconque. Elle a donc mis en œuvre cette forma­tion en s’ap­puyant sur l’ex­pé­rience des sauve­teurs confron­tés à ces situa­tions. C’est le cas des stations du Nord et du Pas-de-Calais, qui portent régu­liè­re­ment secours aux personnes tentant de traver­ser la Manche.

De nombreux stagiaires rapportent que le savoir qui a été développé lors de la crise migratoire en Manche et Mer du Nord peut être mis au service d'une problématique plus large et s'appliquer à d'autres situations : l'assistance à un ferry avec plusieurs centaines de passagers ou encore le crash d'un avion... Le but de cette formation et de permettre à un grand nombre de stations qui ne sont pas forcément concernées par la crise migratoire de se former au sauvetage de nombreuses victimes en mer.
Nicolas Thiollent
Coordinateur des soutiens locaux formation à la direction de la formation SNSM

« Il a fallu complè­te­ment revoir les sché­mas d’in­ter­ven­tion »

Devant un public concen­tré, le spécia­liste décor­tique le sauve­tage de masse, si diffé­rent des inter­ven­tions dont la SNSM a l’ha­bi­tude. Les sauve­teurs peuvent s’y trou­ver en sous-nombre, face à des embar­ca­tions d’une taille impo­sante et conte­nant une foule affo­lée.

« Il a fallu complè­te­ment revoir les sché­mas d’in­ter­ven­tion », indique Guy Plot­ton, patron suppléant béné­vole au Havre, qui a parti­cipé à l’éla­bo­ra­tion de la forma­tion. Pour parer à toutes les éven­tua­li­tés, avec Nico­las Thiollent, coor­di­na­teur des soutiens locaux de forma­tion de la SNSM, le trio a mis au point quelques « grands prin­cipes auxquels se ratta­cher ». L’éva­lua­tion rigou­reuse de la situa­tion, le contrôle de foule, la maîtrise de la répar­ti­tion du poids dans le bateau en détresse, la créa­tion de « portes d’em­barque­ment »… Des tech­niques géné­rales que les sauve­teurs doivent toujours avoir en tête lors des inter­ven­tions de masse afin d’évi­ter l’« effet tunnel ». Submer­gés par l’adré­na­line, les cris et la peur, ils peuvent avoir du mal à mettre en place une stra­té­gie effi­cace. Ce proto­cole leur permet de garder les idées claires.

Pendant deux jours, le programme place les stagiaires en condi­tions réelles. Ils sont mis en situa­tion, tant avec des esquifs pleins à craquer de naufra­gés que de navires de croi­sière menaçant de couler. « Dans ces circons­tances, la peur se trans­met et s’am­pli­fie  », témoigne Caro­line Leprêtre. Cette équi­pière embarquée de la station de Berck-sur-Mer a déjà été confron­tée à des bateaux bondés de naufra­gés. « S’il y a une situa­tion de stress, les gens se mettent à bouger et peuvent tomber à l’eau. À partir de là, c’est l’es­ca­lade. » D’où la néces­sité de savoir comment réagir. « Cette forma­tion nous oblige à sortir de notre zone de confort et travailler en mode dégradé, juge Jean-Marc Lamblin, patron de la station de Berck-sur-Mer. C’est toujours le cas dans ces situa­tions.  »

Une sauveteuse secourt un naufragé tombé à l’eau, rôle joué par un bénévole
Une sauve­teuse secourt un naufragé tombé à l’eau, rôle joué par un béné­vole © Ulte­rior Portus photos

La SNSM forme aussi les professionnels

La forma­tion Novi­mar – pour « nombreuses victimes mari­times » – n’est pas réser­vée qu’aux Sauve­teurs en Mer. Plusieurs insti­tu­tions ont solli­cité la SNSM pour que leur person­nel apprenne comment réagir dans ces situa­tions complexes. Marine natio­nale, Douanes, direc­tion géné­rale des affaires mari­times ou équi­pages des remorqueurs Abeilles Inter­na­tio­nal… Au total, deux cent vingt personnes ont été formées depuis le début de l’an­née 2022 et soixante-douze devraient bien­tôt l’être. À chaque fois, les béné­voles adaptent leurs ensei­gne­ments aux besoins spéci­fiques de leur public. Prochain défi pour les spécia­listes de la SNSM : trans­mettre leur savoir à des employés de ces struc­tures afin qu’ils puissent eux-mêmes former leurs collègues.

Article rédigé par Nico­­las Sivan, diffusé dans le maga­­­­­­zine Sauve­­­­­­tage n°163 (1er trimestre 2023)