Les habitants de Dieppe unis pour sauver les vingt-cinq hommes du "Gloire à Marie"

Un haren­guier de retour de pêche s’échoue dans les brisants à quelques centaines de mètres du port de Dieppe, le 7 novembre 1922. Puis le canot des sauve­teurs venus secou­rir son équi­page est à son tour renversé par les vagues. La soli­da­rité sans faille et l’in­ven­ti­vité des Diep­pois permet­tront de sauver la majo­rité des naufra­gés.

Canot de sauvetage Raoul Guérin
Les neuf hommes composant l’équipage du canot de sauvetage "Raoul Guérin", ici photographié à sec sur sa rampe de lancement, ont été projetés à l’eau après le retournement de leur embarcation. Deux d’entre eux, ainsi que deux marins qu’ils tentaient de sauver, ont perdu la vie.

Novembre marque la campagne du hareng le long des côtes de la Manche et de la mer du Nord. Le 7 novembre 1922, le dundee1 haren­guier de Fécamp Gloire à Marie, avec vingt-cinq hommes d’équi­page à son bord, est de retour de pêche. Soumis à un violent vent et une mer forte, il fait appel au remorqueur de la chambre de commerce Duquesne pour gagner l’avant-port de Dieppe. En effet, son chenal courbe est diffi­cile d’ac­cès pour un voilier par grosse mer. Mais, à 9 h 20, au moment d’en­trer dans le chenal, la remorque rompt, lais­sant le Gloire à Marie à la merci des lames. Il heurte le musoir2 de la jetée et s’échoue dans les brisants, à 150 mètres du pied des falaises.

Le tirant d’eau du remorqueur ne lui permet­tant pas de s’ap­pro­cher, l’alarme est donnée par le séma­phore. Rapi­de­ment, le patron Victor Giffard arme le canot de sauve­tage3 Raoul Guérin, composé des quatre cano­tiers titu­laires (Eugène Brune­val, Alexandre Frau­let, Auguste Cossard, Auguste Toni) et de quatre cano­tiers volon­taires4 (Léon Boyen­val, Victor Davray, Louis Lefebvre, Jules Féron). Le canot risquant lui aussi d’être drossé sur les enro­che­ments, le patron Giffard choi­sit de mouiller une ancre en amont et de se lais­ser porter en filant le câble jusqu’au haren­guier pour embarquer six naufra­gés. Mais, avec la force des défer­lantes pous­sées par la marée montante et le fort vent, le câble cède. Le patron décide de se rendre à bord du Duquesne pour trans­bor­der les premiers naufra­gés et lui deman­der une autre ancre. Cepen­dant, la violence des flots est telle que le canot se cabre et touche le fond par l’ar­rière. Sans moyen pour gouver­ner, l’em­bar­ca­tion chavire, préci­pi­tant à la mer les quinze hommes à bord. Onze d’entre eux, aidés par le courant, arrivent à prendre pied à terre, mais deux cano­tiers volon­taires (Léon Boyen­val et Victor Davray) ainsi que deux marins du haren­guier (Charles Pique et Émile Tocque), sont manquants. Ils ne seront pas retrou­vés vivants. Les naufra­gés, eux, sont pris en tenaille entre le pied de la falaise et la mer montante.

Un Diep­pois, le capi­taine Pichard, voyant le drame, se rend au pied de la falaise et parcourt avec grande diffi­culté le lieu où les hommes du canot de sauve­tage se sont réfu­giés. Sur place, il prend en charge et rassure les naufra­gés. De son côté, Gaston Monnier, qui habite près du port, se jette à l’eau pour tenter d’éta­blir un va-et-vient entre le dundee et la terre. Après plusieurs tenta­tives, il réus­sit à monter à bord, mais il ne peut porter un bout5 à terre, cette tâche étant au-dessus de ses forces.

Dessin du peintre Léon Gambier
Ce dessin du peintre Léon Gambier repro­duit une photo prise lors du sauve­tage de l’équi­page du Gloire à Marie © Léon Gambier

Un poteau télé­gra­phique trans­formé en mât de charge

Les équi­pages du port se rendent au sommet de la falaise, 45 mètres au-dessus des naufra­gés. Ils arrachent un poteau télé­gra­phique qu’ils trans­forment en mât de charge au sommet de la paroi. Au moyen d’un baril suspendu à un palan6, ils hissent les hommes réfu­giés en contre­bas. Parmi eux, le patron du canot de sauve­tage, sans connais­sance. À bord du dundee, la situa­tion devient de plus en plus critique. Alerté, un déta­che­ment de doua­niers arrive sur la falaise avec un canon lance-amarre et le maté­riel de la Société centrale de sauve­tage des naufra­gés. Le vent violent gêne le lance­ment des fusées, qui doivent amener un câble jusqu’à l’em­bar­ca­tion afin d’éta­blir un va-et-vient entre le dundee et la terre. Deux d’entre elles manquent leur but. Une troi­sième fusée va être lancée, mais, à ce moment, un tonneau atta­ché par une aussière7 projeté depuis le dundee permet de le relier à la terre et de remon­ter les hommes un à un.

Cette opéra­tion s’avère fort déli­cate, en raison de la hauteur de la falaise et des mouve­ments du point d’ap­pui fixé sur la coque du dundee, constam­ment heur­tée par des lames. Dix-neuf naufra­gés restés à bord du Gloire à Marie sont trans­bor­dés grâce à ce va-et-vient, puis un ving­tième, Gaston Monnier, est hissé le dernier après de drama­tiques péri­pé­ties, un câble s’étant coincé sur le dundee – où plus personne n’est là pour le libé­rer – au cours du halage. Monnier se retrouve bloqué dans la bouée-culotte à mi-parcours. Heureu­se­ment, un patron pêcheur du Crotoy, Alphonse Delaby, se fait descendre dans une baille8 le long de l’aus­sière et coupe le filin qui rete­nait la bouée-culotte par l’ar­rière. Alphonse Delaby est blessé assez sérieu­se­ment à la tête, mais il parvient à remon­ter au sommet de la falaise. Les opéra­tions prennent fin vers 12 h 30.

De nombreuses médailles et récom­penses furent accor­dées à la suite de ce sauve­tage :

  • aux  sauve­teurs :  en  parti­cu­lier  le  patron  Victor Giffard, le méca­ni­cien Auguste Toni et Alexandre Frau­let, ce dernier s’étant remis à l’eau à deux reprises à l’eau pour aider deux naufra­gés à bout de forces.
  • aux guet­teurs Le Rouvreur et Kernao­net : Kernao­net atta­ché à un cordage que tenait Le Rouvreur arc-bouté sur ses jambes, couché à plat ventre, la moitié du corps en dehors de la falaise, rece­vait à leur arri­vée en haut de la paroi les onze naufra­gés de l’ébou­lis, puis les vingt naufra­gés du dundee.
  • aux doua­niers, en parti­cu­lier Gallenne et Jaffre, en équi­libre sur le haut de falaise, char­gés de rece­voir les naufra­gés et de les sortir de la bouée-culotte.
  • aux méde­cins, au vicaire du quar­tier du Pollet et aux habi­tants des maisons voisines qui héber­gèrent chez eux et dans leurs propres lits les malheu­reux naufra­gés.
  • la station reçut en 1923 les prix Émile Robin, Rose et Davillier, et, le 5 août de la même année, le jour­nal Le Matin remit à la ville de Dieppe le Mémo­rial, bronze monu­men­tal de 200 kg sculpté par Pierre Falize, récom­pen­sant chaque année la commune de France dont les sauve­teurs avaient fait preuve d’hé­roïsme.

1– Dundee : grand navire à voiles à deux mâts utilisé parti­cu­liè­re­ment pour la pêche.

2– Musoir : extré­mité d’une digue ou d’une jetée.

3– Le Raoul Guérin : premier canot moto­risé en acier d’une longueur de 10 m, insub­mer­sible, en service en mai 1912. Construit à Juvisy par les chan­tiers Tellier-Deper­dus­sin. Son moteur lui permet­tait d’at­teindre la vitesse de 7 nœuds avec une hélice proté­gée.

4– Chaque station dispo­sait d’un équi­page atti­tré, mais ils étaient pour la plupart marins pêcheurs, pilo­tes… Ils pouvaient se trou­ver en mer au moment de l’alerte ; aussi, le patron du canot faisait-il appel aux volon­taires à terre pour complé­ter son effec­tif.

5– Bout : morceau de filin.

6– Palan : appa­reil servant à soule­ver et dépla­cer de très lourdes charges au bout d’un câble ou d’une chaîne, souvent utilisé sur les voiliers.

7– Aussière : cordage en chanvre, en fil de fer à une ou trois torsions d’en­vi­ron 200 mètres de long.

8– Baille : grand baquet en bois.

Dundee haranguier
Le Gloire à Marie était semblable à ce dundee haran­guier (illus­tra­tion).

Article rédigé par Jean-Patrick Marcq, diffusé dans le maga­zine Sauve­tage n°161 (3ème trimestre 2022)