À la fin du XIXe siècle, dur de gagner sa vie à Lesconil. Les opportunités sont l’agriculture, avec la pomme de terre, le goémon, pour produire la soude, ou la pêche, pour les deux conserveries… La pêche, ce n’est pas gagner sa vie mais la jouer : en cinq mois, en 1885, quatorze marins ont péri. Une hécatombe qui a choqué les esprits, réveillé compassion et générosité. Au sémaphore, construit dès 1805 et reconstruit en 1860, est venue s’ajouter, en 1879, la première station de secours en mer du pays bigouden, voulue par la SCSN1.
Avec un moyen: un canot à rames de 9,15 mètres, autoredressable en six secondes, construit aux chantiers havrais Augustin Normand. Son nom : Foubert de Bizy, celui de sa principale donatrice (pour 10 000 francs or), descendante d’un général d’Empire éponyme. Le 4 février 1897, peu avant 21 heures, le Pasajes2 – un vapeur de 714 tonneaux gréé en goélette, battant pavillon français –, talonne et s’éventre sur le rocher de Trebeyon, dans l’alignement du Goudoul3. Le bateau fait eau, se couche sur tribord et prend feu quand explose sa chaudière.
Son commandant, M. Colas, ordonne d’embarquer dans le canot de sauvetage. Alertés par un coup de canon du sémaphore, les sauveteurs bénévoles de Lesconil courent vers l’abri, passent cirés et brassières, embarquent sur leur canot en bois de 2,225 tonnes. Les neuf canotiers, commandés par un patron, un sous-patron et un brigadier, glissent leurs avirons dans les dames de nage et souquent au commandement. Un travail de forçat, de galérien, pour lequel tous sont volontaires !
Une cargaison de vin à la mer
À 1 mille nautique, le Pasajes brûle dans la nuit et libère sa précieuse cargaison : six cent quarante cinq barriques de vin embarquées la veille en Espagne. Destination : Rouen. C’était sans compter le brouillard, le fardage qui accentue la dérive du bateau, les courants… Sans méridienne pour un point astronomique, les calculs d’estime du commandant Colas et de son second sont faux. Quand ils devraient demander au barreur de remonter au nord pour laisser Sein et Ouessant sur tribord, ils maintiennent le cap suivi pour la traversée du golfe de Gascogne. Une chance : ils passent sans anicroche à une encablure du caillou Ar Guisty, où, cinq ans plus tard, ira s’ouvrir le pinardier Le Louvre. Cette nuit, le rocher Trebeyon n’a pas eu la même générosité avec le Pasajes. À portée de voix de la baleinière du Pasajes et de ses dix-sept rescapés, les sauveteurs4 ont encore à saisir une remorque, armer les deux mâts du Fourbet de Bizy pour profiter d’un vent de sud-ouest et tirer sur les avirons pour faire cap sur Lesconil.
Si l’équipage naufragé est sain et sauf, le commandant Colas, son armateur, les marchands de vin et leurs assurances voudront récupérer leur cargaison. Vœu pieux. Flottant au gré des courants, de nombreuses barriques ont été emportées à l’aube du 5 février par les pêcheurs. Certains les ont stockées, d’autres déjà vendues ou même mises en perce ! Le patron de La descente du Marin, le bistrot local, dira avoir observé une baisse de fréquentation. La mémoire bigoudène n’oublie rien.
Déjà en 1750, mêmes causes et mêmes effets : le brick hollandais Les Deux Frères sombre et libère de nombreux tonneaux de vin. En 1892, un autre naufrage cruel, toujours aux alentours de Lesconil, avec 13 disparus et 475 barriques de Bordeaux. Et 1911, celui de l’Arden. Chaque fois, maréchaussée et douanes investiguent, parfois trouvent au terme de rixes homériques avec les marins et toujours punissent au tribunal de Quimper. Sans empêcher le vin de couler les jours d’aubaine.
Article rédigé par Patrick Moreau, diffusé dans le magazine Sauvetage n°159 (1er trimestre 2022).
2 – Pasajes. Petit port basque espagnol où Lafayette embarqua sur L’Hermione, en partance pour les États-Unis.
3 – Goudoul. Sur le GR 34, ensemble de rochers aux lignes tourmentées. Ils nourrissent les légendes bigoudènes.
4 – Habituellement si précises, les annales n’ont pas retenu leurs noms cette nuit-là, juste celui du patron : Jacques Trebern.