Lors d’une formation à la base navale de Cherbourg cet été, des sauveteurs s’entraînent à secourir plusieurs personnes à la fois pour les cas de naufrage de grande ampleur
© Jean-Claude Hazera
Un sauvetage de masse, c’est combien de personnes ?
Certes, les naufrages de paquebots ou de ferrys sont rares par rapport au nombre de personnes transportées et les navires sont de plus en plus sûrs. L’Organisation maritime internationale (OMI) impose régulièrement de nouveaux standards dans le cadre de la convention Safety of Life at Sea (SOLAS, ou sauvegarde de la vie humaine en mer), largement inspirée par les mauvaises expériences.
Les navires à passagers sont particulièrement contrôlés dans les ports français et européens, atteste Pierre-Antoine Rochas, responsable sécurité, sûreté et ports chez Armateurs de France. Avec une coordination européenne et un système de notation pour contrôler la prise en compte des remarques. Néanmoins, le risque zéro n’existe pas. D’autant que l’erreur est humaine et explique bien des catastrophes.
Chez les Coast Guards – les sauveteurs en mer américains –, un officier, Thomas Gorgol, réfléchit depuis des années à la problématique du sauvetage de masse. Toute la difficulté, souligne-t-il, est de se tenir prêts à une éventualité qui ne doit pas se produire, mais qui peut se produire. C’est le cygne noir. L’imprévu catastrophique. À partir de combien de personnes peut-on parler de « sauvetage de masse » ? « Quand les moyens habituels des sauveteurs sont dépassés », répond-il. Cinquante, soixante naufragés, c’est la limite pour les plus grands navires des Sauveteurs en Mer.
Anticiper, organiser
Au-delà des moyens standards, on devrait donc faire collaborer exceptionnellement quantité de navires, d’aéronefs et de corps de métiers et institutions différents, en mer et à terre. Voire faire appel aux pays voisins. Risques de cafouillages évidents. Il faut donc, souligne Thomas Gorgol, avoir anticipé pour « le jour où » : quels organismes pourraient être mobilisés, qui commanderait, où et comment se passeraient les concertations, quels seraient les canaux de communication ? Et, pour tester le tout, il faut organiser des exercices.
Un exemple parmi d’autres, celui du 6 octobre 2021, simulant l’amerrissage d’un avion de ligne au large de Port-Vendres (Pyrénées-Orientales), avec participation de l’Espagne et de l’Italie, et poste médical avancé sur un remorqueur de haute mer. Cet exercice a servi à constater un progrès : le système de bracelets SINUS (système d’information numérique standardisé) permet désormais de bien « consolider » une liste de victimes commune, le grand souci étant de comptabiliser tout le monde et qu’il n’y ait pas de doublons ni d’oublis. Il s’est aussi heurté à une limite. Au-delà d’un vent force 5 (plus de 38 km/h), les transbordements de nombreux rescapés d’une embarcation à une autre deviennent dangereux.
Et une fois les secours organisés, que faire ?
Ne pas évacuer
La première « solution » – communément admise – est de maintenir les passagers à bord autant que possible. C’est souvent l’évacuation qui est source des pires problèmes. « Le navire est le meilleur canot de sauvetage », affirme Thomas Gorgol. Cet été, le navire de croisières arctiques Ocean Explorer s’est échoué dans un fjord du Groenland. Les passagers ont attendu trois jours à bord avant que l’on parvienne à le dégager. En février 2012, le Costa Allegra a été privé de sa propulsion en plein océan Indien par un incendie. À la demande des autorités, Alain Dervout – l’actuel patron de la station de Trévignon – Concarneau, alors capitaine d’un grand thonier océanique – est allé le remorquer jusqu’à Mahé, la capitale des Seychelles. Les mille passagers sont restés à bord. Le long des côtes de la Métropole, les remorqueurs de haute mer à disposition des préfets maritimes pourraient jouer un rôle clé dans le cadre du dispositif ORSEC maritime. Traduction de ce principe par l’OMI : tous les bateaux dont la construction a commencé à partir de 2010 doivent pouvoir assurer le retour à terre en cas d’accident.
La redondance des équipements (même la passerelle de commandement), les moyens d’isoler les différentes sections et l’existence d’un abri de sécurité pour les passagers (notamment par rapport au feu et aux fumées toxiques) doivent rendre possible le retour du bateau jusqu’à un abri, de préférence par ses propres moyens. Mais si un feu est difficile à maîtriser, s’il y a des blessés, que faire ?
Envoyer des secours à bord
Sans évacuer, on peut, toujours dans le cadre du plan ORSEC maritime, envoyer de l’aide à bord. En France, navires de sauvetage et hélicoptères peuvent être requis par les centres régionaux de surveillance et de sauvetage (CROSS), agissant sous l’autorité de la préfecture maritime, qui coordonnent les secours, pour déposer à bord pompiers, médecins ou infirmiers spécialement entraînés et organisés.
Le capitaine de frégate David Gaidet, chef des opérations au bataillon des marins-pompiers de Marseille, est aussi le référent de la capacité nationale de renfort pour les interventions à bord des navires : une force d’intervention dont la création n’est pas étrangère au « choc Costa Concordia ». « En cas de sinistre ou d’attentat, nous devons mettre à disposition, en deux heures, quarante pompiers du bataillon de Marseille, d’autres ports et des pompiers du Pas-de-Calais, avec leur matériel et la capacité de les relever si l’intervention dure, précise-t-il. Ceci sans mettre en péril la capacité des secours dans les zones de provenance de ces intervenants. »
« Couteau suisse » des organisateurs du sauvetage, ces hommes et femmes doivent faire du secourisme, lutter contre des feux compliqués et, parfois, expertiser des situations dangereuses. Exemple en octobre 2018 : le navire roulier tunisien Ulysse s’encastre dans le porte-conteneurs chypriote CLS Virginia, au mouillage au nord du Cap Corse, en pleine mer. Peut-on séparer les deux coques sans déclencher une explosion ? « Oui », répondirent les pompiers après inspection.
Il existe aussi, dans la panoplie du dispositif ORSEC maritime, une aide médicale projetable en mer par quatre SAMU de coordination médicale maritime (SCMM). Ils sont basés au Havre, à Brest, Bayonne et Toulon. L’infirmier ou infirmière est alors, encore plus que dans d’autres situations, le complément vital du médecin. Au SAMU du Havre, Vincent Hébert est infirmier depuis près de quarante ans et responsable des formations aide médicale en mer - médicalisation en milieu périlleux. Il est aussi passionné que les bénévoles du sauvetage en mer avec lesquels il organise régulièrement des entraînements « sur la SNS 161 », la vedette Président Pierre Huby de la station locale.
L’aide en mer est « complètement imbriquée » dans son service de SAMU, confirme-t-il. Une vingtaine de personnes ont été formées pour être très autonomes, pouvoir évaluer très rapidement la situation, informer les responsables du sauvetage et repérer les victimes à évacuer. « Médecin-infirmier, c’est un binôme fusionnel », souligne-t-il. Si le médecin est moins formé à la mer, l’infirmier « devient moteur », s’occupe en priorité de la sécurité de son compagnon d’intervention et le rassure.
Si on médicalise des victimes à bord, du matériel est vite nécessaire. Pendant notre entretien avec Vincent Hébert, deux infirmiers vérifient les 800 kg du « lot maritime » répartis en seize malles militaires. Pompiers, infirmiers et médecins ne sont pas spécialement entraînés à la gestion de la foule. Éviter les paniques est, en principe, du ressort de l’équipage. Mais leur arrivée peut certainement contribuer à rassurer.
Cela dit, ne pas évacuer peut finir par devenir impossible. Si l’embarcation coule rapidement, par exemple.
S’il faut évacuer quand même…
Les équipages des navires à passagers sont impérativement entraînés à gérer un sinistre et à organiser et calmer les passagers. Chacun a un second rôle. Même le personnel hôtelier, qui a, par exemple, beaucoup contribué à l’évacuation du Costa Concordia. D’ailleurs, dès le début d’une croisière, les passagers doivent recevoir des consignes, au cas où. Les exercices sont fréquents, y compris dans le cadre des contrôles, assure Pierre-Antoine Rochas chez Armateurs de France. Dans l’ensemble, nos interlocuteurs ont plutôt une vision positive du degré de préparation des équipages, sur les ferrys comme sur les paquebots.
Sur les grands navires, les canots de sauvetage sont toujours là, bien visibles et sécurisants. Avec leurs qualités : ce sont de petits bateaux capables de se déplacer rapidement. Et leurs défauts : mise à l’eau dangereuse, neutralisation sur tout un côté du navire si celui-ci penche… S’y ajoutent de grands radeaux pneumatiques dans lesquels les passagers doivent glisser. Les grands toboggans, style avion, peuvent être impressionnants et la réception difficile pour les moins agiles. De nouveaux tubes verticaux dans lesquels la descente est freinée sont supposés remédier à ces inconvénients.
Une fois les passagers évacués, comment les récupère-t-on dans leurs diverses embarcations ? Près des côtes, par temps maniable, presque tous les bateaux peuvent servir de navette. Au large, dans la houle et le froid, c’est beaucoup plus compliqué. Certes, la solidarité des gens de mer va s’appliquer. Les autres grands navires proches viendront sur zone. Les ferrys sont déjà mis régulièrement à contribution en Manche, notamment pour casser le vent et la houle et, ainsi, faciliter le travail des sauveteurs. Pas pour embarquer des victimes.
Leur présence ne suffit pas toujours. Thomas Gorgol, l’officier des gardes-côtes américains, note qu’après le chavirage du ferry Estonia, en 1994, vingt-deux navires étaient à proximité. Il n’y a pourtant eu que 137 survivants sur les 989 personnes à bord. Ferrys et navires de croisière sont équipés pour évacuer des passagers. Pas ou trop peu pour en récupérer à l’eau (sauf au mouillage par temps calme).
C’est l’un des points que soulevait, il y a plusieurs années déjà, FIRST Rescue, un projet de recherches des sauveteurs en mer suédois. Comment faire pour pouvoir remonter les embarcations de sauvetage d’un autre navire ? Avec une ou des grues ? Pour le moment, ce ne sont que questions et idées.
Quelles qu’aient été les avancées, des marges de progression importantes subsistent donc pour les sauvetages de masse. Espérons ne plus revoir ce type d’images et n’avoir à en vivre aucun, mais continuons à nous préparer comme s’ils devaient survenir demain.